CHAPITRE XVII
L’aube naissait. Peu à peu, les rues de Washington émergeaient de l’ombre, faisant pâlir les éclairages artificiels. La ville, malgré la perspective d’un armistice proche, conservait son aspect désert, désolé.
Seules, quelques patrouilles de l’armée ou de la police circulaient dans les avenues vides. Les sirènes de leurs véhicules mugissaient lugubrement, invoquant une inutile priorité. Dans le ciel, les hélicoptères des services du Ravitaillement commençaient leur travail quotidien.
Mac-Corry se réveilla vers neuf heures. Il avait dormi d’un sommeil agité, mais son bain lui fit du bien. Puis il se rasa et prit son petit déjeuner.
Il jeta un regard navré vers le poste téléviseur. Toute la nuit, il était resté ouvert et si un message quelconque avait été lancé, il n’aurait pas manqué de le capter. Le poste était demeuré muet, cette nuit-là encore.
Betty s’approcha de son mari. Elle souriait tristement. Dans son peignoir rose, elle était ravissante et Corry l’embrassa.
— Quelle monotonie, chérie. Les programmes télévisés ont été suspendus, dans le but d’aider notre ennemi à entrer en contact avec nous.
— Mac, tu vas rester ici aujourd’hui, n’est-ce pas ? Ne me quitte pas, car vois-tu, j’ai l’intuition qu’il va se passer quelque chose.
Corry alluma une cigarette. Il ricana.
— Allons, Betty, ne dis pas de bêtises… Toutes les femmes prétendent avoir une certaine intuition… Hum ! Jusqu’à une certaine limite…
Il se leva, souriant, et se rapprocha de sa femme. Il lui entoura les épaules, d’un geste à la fois affectueux et protecteur.
— Ne crains rien, chérie. Je vais téléphoner à Maxwell pour lui dire que je n’irai pas. Du reste, ma présence ne semble pas indispensable. Tout est arrêté, plus rien ne fonctionne, hormis les services de sécurité. La vie paraît en suspens.
Brusquement, la sonnerie d’entrée grésilla. Betty tressaillit et se blottit contre son mari. Elle leva vers lui des yeux inquiets.
— Attends-tu quelqu’un ?
Il hésita.
— Euh… Non. Peut-être m’apporte-t-on un pli officiel. Reste ici, je vais voir.
Il se dressa et se dirigea vers un tiroir. Sa main se crispa sur la crosse de son pistolet électrocuteur, mais il se ravisa et haussa les épaules. Son arme ne lui semblait d’aucune utilité.
Il ouvrit le battant et écarquilla les yeux. Il n’y avait personne sur le seuil. Sur l’instant, il conclut à une plaisanterie de gamin. Mais une voix le glaça d’épouvante.
— M. Corry ?
Les lèvres du policier se mirent à trembler et son regard s’usa pour discerner l’Invisible. Il passa une main sur son front baigné d’une sueur froide et qui, lentement, lui paralysait l’échiné.
— Je… euh… oui, c’est moi, balbutia-t-il.
— Veuillez me suivre.
La voix était lugubre, caverneuse, en tous points semblable à celle entendue un jour à la radio. Elle semblait provenir de très loin.
Corry se retourna et aperçut Betty, le visage décomposé, le regard d’une fixité effrayante.
— Mac… Mac… hoqueta-t-elle.
— Va-t’en, Betty, je t’en supplie…
Mais Betty se précipita dans les bras de son mari. Son corps fut secoué d’un sanglot.
— Non ! Non ! Ne lui faites pas de mal, je vous en prie ! Que lui voulez-vous ?
Un silence. L’homme invisible parut ignorer cette pathétique supplication.
— Allons, M. Corry, veuillez me suivre, répéta-t-il sourdement.
Corry repoussa sa femme dans le couloir. Betty s’accrochait à lui, désespérément.
— Non, je ne veux pas que tu partes. Ne me laisse pas seule ! J’en mourrais !
— Betty chérie !… Tu vois bien que nos ennemis sont animés d’intentions pacifiques. Sois calme et attends-moi.
Elle se résigna, brisée. Lorsque la porte se referma derrière son mari, elle s’écroula sur le sol, en gémissant.
— C’est affreux… affreux !… Jamais je ne le reverrai !
Cependant, l’inquiétude gagnait Corry. L’ascenseur le déposa sur le toit terrasse.
— Vous allez conduire vous-même cette machine. J’ai ordre d’emmener avec vous le professeur Spricey et le général Traver. En route.
La « machine » en question, c’était évidemment un hélicoptère. Corry s’installa aux commandes et prit l’air immédiatement.
A côté de lui, sur le siège, il sentait l’invisible présence. Il savait que tant qu’il se trouverait dans cet appareil, il ne craindrait rien. Il était maître à bord, le seul à connaître le fonctionnement de l’engin.
Au loin, la silhouette caractéristique d’un second hélicoptère se précisa. Bientôt, l’appareil se rapprocha de celui de Corry, manifestant visiblement l’intention d’entrer en contact avec le policier.
— « C’est une Flying Patrol de la police, songea le mari de Betty, et ses occupants ont dû me reconnaître ».
Les deux appareils stoppèrent en plein ciel.
— Hello, Corry, comment allez-vous ? Que diable faites-vous donc, seul à bord de cet engin ? Je croyais que vous aviez un pilote personnel.
Corry avala sa salive.
— Euh… C’est que, Capitaine, mon pilote est malade.
— J’en suis navré. Je vais vous adjoindre l’un de mes hommes. C’est un virtuose du manche à balai. Mais vous auriez dû téléphoner.
Corry eut beau protester, le capitaine s’entêta. C’était un ami d’enfance de Betty et le chef de la police l’estimait tout particulièrement.
Un agent en uniforme s’assit à côté du mari de Betty. Celui-ci, anxieux, se demandait bien ce qui allait se passer. Déjà les deux hélicoptères s’étaient éloignés.
— Reprenez les commandes, M. Corry, et vite.
Le pilote en uniforme sursauta, comme atteint par une décharge électrique. Il regarda Corry avec des yeux inexpressifs.
— C’est… c’est vous qui venez de parler ?
Le mari de Betty se trouvait mal à l’aise. D’abondantes gouttes de sueur couvraient son front.
— Non… Mais je… Je ne suis pas seul. Je transporte un passager.
L’agent poussa un cri d’inexprimable terreur. Il réalisait dans quel guêpier il venait de tomber et, mû par un réflexe d’instinctive protection, il tira son pistolet de son étui.
Il se retourna brutalement, la main sur la gâchette. Son geste demeura en suspens. Un halo éblouissant dansa sur le siège et lorsque Corry tourna légèrement la tête, il se retrouva seul.
— Quand donc les Terriens comprendront-ils l’inutilité de leurs gestes ? fit la voix. C’est ça que vous appelez la capitulation ?
— Excusez cet homme. Sa frayeur a dicté son mouvement défensif. Voici le centre biologique.
— Très bien. Atterrissez. Puis, ensemble, nous irons chercher le professeur Spricey. Ensuite, ce sera le tour du général Traver.
*
* *
Ni Corry, ni Traver, ni Spricey n’osaient ouvrir la bouche. Il régnait dans la cabine de l’hélicoptère un silence gênant, certes, mais d’une menaçante éloquence. La vie des trois hommes les plus éminents des Etats-Unis ne tenait qu’à un cheveu. L’invisible passager – était-il seul, au fait ? — pouvait les abattre lorsqu’il le voudrait, les « dématérialiser » plutôt. Et de ces trois créatures illustres – le militaire, le savant, le policier – il ne subsisterait plus qu’une impalpable poussière blanchâtre, que le vent disperserait.
Si le Q.G. ennemi avait choisi précisément Corry, Spricey, et Traver, c’était sans doute dans un but bien déterminé. Tous les trois avaient lancé sur les ondes des appels à la reddition, ce qui permettait de conclure, avec un certain optimisme, que l’agresseur prenait en considération la capitulation des Terriens.
Spricey, puis Traver avaient rejoint l’hélicoptère de Corry, sans proférer une seule parole à l’adresse de leurs collègues, un peu interloqués, certes, par ce départ imprévu et rapide. Mais l’on conçoit fortement que les représentants des Etats-Unis pour la commission d’Armistice ne tenaient guère à ébruiter la chose, sans connaître définitivement les intentions des vainqueurs.
L’hélicoptère avait quitté le district de Washington et se dirigeait vers le Michigan. L’immense surface du lac apparut bientôt, du reste, plaque scintillante et immobile sous les rayons du soleil.
Aucun hydroglisseur ne se profila sur la désertique surface du lac. Ici, comme partout, la population se terrait, et il fallait franchir des centaines de kilomètres avant de découvrir une silhouette humaine, homme isolé qui fuyait hâtivement vers un chimérique refuge.
L’aspect de la planète avait quelque chose, sinon d’effrayant, du moins de désolé. La Terre ressemblait à un Monde sans vie, dont les habitants auraient fui à l’approche d’un épouvantable cataclysme.
L’hélicoptère survola d’immenses champs de céréales. Le blé achevait de mûrir sous le chaud soleil de cette fin de juillet. Dans les ranches, devenus d’imposants bâtiments aux toits en terrasse, les rideaux se soulevaient discrètement au passage de l’appareil et plusieurs regards cherchèrent à mettre un nom sur les visages de ces audacieux, bravant le grand péril du siècle.
Peu à peu, aux champs de céréales, succéda une région particulièrement désertique, dans le Wisconsin, immenses lieux de pâturage pour les bêtes à cornes, abattues sur place puis congelées par un système de réfrigération adaptée.
Ici encore, les humains avaient fui. Seuls, sans gardiens, les troupeaux paissaient, insouciants du danger qui menaçait les hommes.
— Veuillez atterrir.
L’ordre était poli. Traver, qui avait remplacé Corry aux commandes, y répondit avec soumission.
« Le moment décisif approche, songea Spricey. Mais pourquoi diable nous fait-on atterrir sur le toit terrasse de cette propriété isolée ? »
— Descendez à l’étage inférieur.
Semblables à des automates, subjugués par la voix d’un cybernéticien, les trois hommes obéirent, une menace permanente suspendue au-dessus de leurs têtes.
Ils pénétrèrent dans une espèce de salon, vide pour l’instant. Une voix, partie du fond de la pièce, les accueillit.
— Approchez, Terriens. Voici donc ceux qui, par le truchement des ondes-radio, ont prêché la capitulation. Pour ne pas provoquer de troubles sérieux dans votre cerveau, nous vous avons amenés ici, dans une ambiance qui est la vôtre. Vous avez pu remarquer que nous connaissons parfaitement vos faits et gestes. Mais asseyez-vous, je vous en prie.
Corry, Spricey et Traver se laissèrent tomber chacun dans un fauteuil. Ils semblaient hébétés, abasourdis. L’Invisible était maître incontesté de cette maison, après dématérialisation de ses locataires. Une sorte de Q.G. de campagne ou un lieu de convocation.
— Je suis navré que vous ne puissiez me voir. J’aurais dû faire installer un éclairage à l’infrarouge, doublé d’un écran à polymorphisme. Peu importe. Ce que j’ai à vous dire vous convaincra : nous n’acceptons pas votre capitulation, même sans condition.
C’était net, précis, sans appel. Cette brutale résolution fit l’effet d’une douche glacée aux trois représentants des Etats-Unis. Corry se dressa, livide.
— Quoi ? Vous refusez ? Alors, votre appel sur les ondes n’avait donc aucune signification ?
— J’obéis à un ordre du Conseil Suprême. En fin de compte, nous avons réfléchi. Car voyez-vous, nous connaissons bien les habitants de votre planète. Ils cherchent la capitulation pour gagner du temps. Mais dans l’ombre, ce peuple trop fier qu’est la race humaine préparera sa vengeance.
— C’est faux, hurla Traver, le visage décomposé. Comment pouvez-vous admettre des choses pareilles ? Ne comprenez-vous pas que vous êtes de loin les plus forts ?
— Silence, Terriens ! Puis-je vous rappeler que deux fois, au cours du siècle, vous avez tenu semblables propos ? Deux guerres mondiales ont ravagé votre globe. Un Etat capitulait, mais un autre reprenait les armes. Nous ne pouvons absolument pas avoir confiance en vous. C’est pourquoi nous nous méfions, malgré notre suprématie. Vos biologistes ont tenté de nous inoculer des microbes infectieux. Ils recommenceront, car ils sont animés d’un ardent désir de vaincre. N’est-ce pas, professeur Spricey ?
Spricey conservait tout son calme. Aucun muscle de son visage ne tressaillait. A l’encontre de Corry et de Traver, il ne se leva pas et inclina seulement la tête.
— Puisque rien n’échappe à votre sagacité, pourquoi user de mensonges ? Vous savez tout. Je n’ai donc rien à dire.
Traver s’étrangla de stupéfaction. De livide, son teint passa au rouge brique. Il aurait volontiers envoyé son poing dans la face du grand biologiste. L’égard et le respect qu’il portait au savant l’en empêchèrent. Mais, malgré lui, il gronda.
— Etes-vous devenu fou, Spricey ? Vous trahissez notre cause ! Voyons, Corry, comment expliquez-vous l’apathie du professeur ?
Corry évoqua la silhouette de Betty. La reverrait-il seulement ? Il haussa les épaules.
— Ecoutez, Traver, je crois que le moment est mal choisi pour élever le ton.
A force de vivre au milieu de cette atmosphère inhabituelle, où la mort se présentait à chaque pas, il avait fini par devenir fataliste à l’excès. Son sort était lié à celui de la race humaine. Il n’était plus Mac-Corry, chef de la police au district de Washington, mais un homme comme les autres.
La voix de l’Invisible lui perça les oreilles.
— Vous voyez bien que les Terriens ne s’entendent pas entre eux. Mille scènes journalières prouvent qu’ils ne connaissent pas l’intégrité nécessaire à la puissance d’une race. Vous êtes des êtres irascibles, aspirant à l’indépendance. Et vous voudriez capituler ! Ruse que tout cela. Heureusement, le Conseil Suprême qui donne des ordres, ponctuellement exécutés, veut mettre toutes les chances de son coté. La Terre s’attend à ce que nous acceptions votre reddition. Les survivants seront une proie facile. Vous habitiez une planète privilégiée. Vous n’avez pas su l’exploiter. Nous sommes donc dans l’obligation de rayer à jamais de l’Univers la race des hommes.
Corry, pâle, mais assez décontracté, murmura :
— Dans ce cas. pourquoi nous avoir amenés ici ?
— Pour un surcroît de précaution. Je n’ignore pas que vous occupez chacun un poste important. Vos vies sont donc précieuses. Vous nous servirez d’otages. Je ne vois guère l’intérêt que j’aurais à vous conseiller de ne pas quitter ce salon. C’est d’une évidence ridicule.
Traver voulut poser des questions, mais elles demeurèrent sans réponse. Le général se précipita vers la porte et essaya de l’ouvrir. Elle était fermée.
— Nous sommes prisonniers ! grommela Traver. Et avec un cynisme désespérant, l’ennemi nous a conduits ici pour nous avouer qu’il désirait rayer les hommes de la surface de la Terre !
— Nous sommes des otages, rectifia doucement Spricey. Nous occupons, de ce fait, une situation privilégiée.